Jean-Paul Brouchon Février 1987 (Mémoire du Cyclisme)
Le Vicomte et la mort
Sa vie fut un roman. Pas un roman à l'eau de rose mais un récit de cape et d'épéee. Il aimait la bagarre, était noble sans doute, truculent sà»rement, découvreur de talent comme pas un. Il était affable et marginal, moderne et folklorique. Incomparable. Il s'appelait Jean de Gribaldy. "Le Vicomte et la mort", un beau livre d'histoires.
Parce que son patronyme comportait une particule, le peloton du cyclisme l'appelait "le Vicomte".
Parce qu'il était persuadé d'appartenir à la noblesse il avait découvert un parchemin justifiant son appartenance à la branche aà®née de la famille des De Broglie, une famille normande aux origines piémontaises, dont les membres étaient soit des maréchaux, des diplomates, des hommes politiques ou encore des savants découvrant l'effet photo-électrique nucléaire ou encore les vertus de l'optique électronique.
Avec de tels ancàªtres Jean de Gribaldy ne pouvait àªtre qu'en marge de la société cycliste et c'est ce qu'il s'appliqua à faire tout au long de sa vie. Certes il se moquait bien un peu de ses ancàªtres mais ne dédaignait point qu'en public on l'abordai haut et fort par ces paroles : "Monsieur le Vicomte, veuillez accepter mes civilités".
On mélangeait ainsi la Royauté et la République, histoire de lui faire ouvrir une bouteille de champagne. Alors il racontait ses débuts dans la vie, sa jeunesse dans un pays occupé par l'ennemi à quelques pas d'un pays neutre ce qui lui avait appris les rudiments du systà¨me D et l'extraordinaire faculté des hommes à médire de leur voisin. Un carrià¨re cycliste sans grand succà¨s lui permit de cà´toyer Bobet, Robic, Coppi, Bartali et son grand copain Géminiani.
Deux victoires seulement à son palmarà¨s professionnel : le Tour du Doubs et la montée du Ballon d'Alsace. Mais aussi combien de souvenirs riches d'émotion comme cette montée du Tourmalet avec Coppi accroché à ses basques ou encore ce Championnat de France 47 o๠il avait été selon ses dires "mis en double" à la fois par son directeur sportif Francis Pelissier et son futur équipier Emile Idée.
Dà¨s le vélo suspendu à un clou, il monte avec sa femme un magasin de cycles à Besanà§on. Un magasin qui au fil des ans devient aussi quincaillerie, spécialiste de l'électroménager, ferronnerie, bref une officine o๠l'on trouve tout ce qu'il faut pour aménager un pavillon de la cave au grenier.
Il exploite également une compagnie d'avions-taxi. Et lorsque l'armée franà§aise qui vient d'enrà´ler Johnny Hallyday dans une caserne sise en RFA cherche à se refaire une image de marque aprà¨s sa nouvelle défaite en Algérie, elle fait tout naturellement appel à Jean de Gribaldy pour qu'à bord de son coucou il propulse au plus vite chaque vendredi soir le fier et vigoureux caporal Hallyday dans les bras de sa toute menue fiancée Sylvie Vartan qui, tremblante d'émotion, attend avec fébrilité et grande impatience cet intime moment entouré de photographes.
De Gri en profite pour fréquenter la vie nocturne de Paris, Jean-Marie Rivià¨re, le prince de la rue Mazarine et des environs devient son ami, il a table ouverte chez Castel, chez Régine et à l'Auberge basque. Au cours de soirées mémorables, il sait faire apprécier selon l'expression de Pierre Chany : "La chaleur de son amitié", la saveur de sa tendresse et la qualité de sa disponibilité".
De cyclisme il n'en est pas question jusqu'à ce jour de 1964 o๠Jean Leulliot (un autre personnage singulier du cyclisme), en panne de directeur sportif, l'engage le temps d'une Route de France. Et de Gri reste alors dans le cyclisme. Il confie le magasin bisontin à sa femme et s'en va sur les routes d'Europe faire partie de la troupe bigarrée des gens du voyage cycliste.
En 1965, avec uniquement des coureurs indépendants, il monte sa premià¨re équipe professionnelle. Il en montera ainsi 24 en 24 années de présence dans le cyclisme avec 29 sponsors différents. Ainsi, il refait de Jean Jourden un coureur cycliste, engage le premier danois Mogens Frey dans les rangs professionnels. Il fait débuter le Suisse Auguste Girard qui deviendra plus tard directeur sportif chez Cilo ; il fait aussi débuter Paul Keochli (oui, celui qui l'an dernier dirigea sur le Tour de France Hinault et Lemond). Il fait rouler pour lui Agostinho , Eric Leman, Hermann Van-Springel (Monsieur Bordeaux-Paris). Il dirige Michel Laurent lors de sa victoire dans Paris-Nice, conseille Thurau, fait de Serge Beucherie un champion de France aprà¨s une expérience ratée chez les professionnels.
Marcel Tinazzi, alors inconnu, devenant champion de France c'est encore de Gri. Jean-Claude Leclercq champion de France c'est encore de Gri (il fait même croire un moment que ce nouveau champion de France ne parle franà§ais mais uniquement l'allemand). Eric Caritoux, vainqueur du Tour d'Espagne, c'est encore de Gri, de même que Joà«l Pelier leader de Paris-Nice. Et puis, bien sà»r, Sean Kelly c'est de Gri.
Jean de Gribaldy n'avait pas son pareil pour dénicher les oiseaux rares au terme de situations les plus cocasses. Joà«l Pelier est passé professionnel aprà¨s une délibération spéciale du conseil municipal de la ville de Morteau. Il a trouvé Joaquim Agostinho au fin fond de l'Amérique du Sud alors que ce dernier, rescapé des commandos de l'Angola, tentait de reprendre goà»t à la vie aprà¨s les atrocités dont il avait été le témoin. A l'automne 1976, il apprend qu'un ancien vainqueur du Tour de Lombardie amateurs, exclu des Jeux olympiques pour avoir disputé et gagné des épreuves en Afrique du Sud, s'appràªte à redevenir agriculteur en Irlande. Jean de Gribaldy s'envole à bord de son avion personnel en compagnie d'un ancien coureur, Noà«l Converset, qui va servir d’interprà¨te, pour rejoindre au plus vite le futur génie du cyclisme. Là , au pied des monts Tipperary, durant deux heures, les pieds dans le fumier pendant que Kelly s'adonne à la traite des vaches, le Vicomte lui explique qu'il peu devenir, lui Kelly, l'un des grands du peloton et gagner beaucoup d'argent à condition de n'écouter que lui et surtout de mener une vie de moine. Et Kelly, pourtant fiancé depuis l'à¢ge de quinze ans à sa petite voisine, accepte et n'épouse que beaucoup plus tard celle qui a su l'attendre. Sean Kelly est devenu le numéro un mondial. A cause de sa vie monacale ? Nul ne le sait. Mais toujours est-il que de Gri était un farouche partisan, contrairement à ses collà¨gues, de l'ascà¨se.
"Chez moi, disait-il, pas de médecin. Cela ne sert à rien. Pas de charlatan non plus. Le cyclisme n'est pas un C.H.U. ambulant". Et de Gri poussait encore plus loin le bouchon en interdisant à ses coureurs de téléphoner le soir venu à la mà¨re, la femme, la fiancée ou la petite amie. Pas question non plus de poser sur la table de nuit la photo des gamins. Pas question d'aller en ville se décontracter. "Fuyez la ville, disait-il, fuyez la foule. Restez dans votre chambre les jambes au chaud et ne pensez qu'au vélo".
Un tel discours surprenait mais de Gri n'y a jamais changé une virgule. C'était son Credo, la vie de moine. Et quand opposait ses méthodes à celles planifiées de Paul Koechli, de Gri rigolait. "Je n'ai pas de secret, mais un ensemble de secrets. Un jour peut-àªtre je les livrerai. Et quand on opposait ses méthodes à la rigueur de Guimard, de Gri balanà§ait quelques vacheries tout en affirmant en plissant au maximum ses yeux malicieux qu'il n'aimait chez Guimard que sa pugnacité.
Et quand ses confrères ne juraient que par le Tour de France, de Gri, lui, affirmait que le Tour de France n'était pas le centre de ses soucis.
En fait, il était à l'opposé des autres et le reconnaissait bien volontiers. "Je reste dans le cyclisme pour tous les emmerder et cela me fait rire".
Il lui est même arrivé d'embaucher par correspondance des coureurs uniquement sur le vu de leur palmarès. Cependant, à part Kelly et Agostinho autour desquels il constituait une équipe, rares sont ceux qui sont restés plus de deux ans sous sa coupe. "On me les vole alors que je les ai dégrossis", gémissait-il. Sans aucun doute, mais tous ceux qui ont quittés de Gri l'ont fait de leur plein gré. Parfois avec éclat. Delepine et Moneyron par exemple ont dû entamer une procédure judiciaire pour recevoir leurs émoluments, Cadiou a dû montrer les poings et Christian Biville raconte que parfois les plus méritants étaient payés avec le matériel mis en vente dans le magasin. Nombreux sont encore ceux qui se souviennent d'avoir vu de Gri au départ des courses suisses cacher les sponsors officiels de ses coureurs en plaçant force autocollants sur les maillots vantant les mérites d'autres sponsors. « C'est cela le folklore de Gri » disait-on alors.
Folklore, marginalité sont certes les mots qui viennent à l'esprit lorsqu'on évoque le directeur sportif Jean de Gribaldy. Amitié, gentillesse, disponibilité et affabilité sont aussi les mots qui viennent à l'esprit lorsqu'on évoque l'homme Jean de Gribaldy. Il n'avait pas son pareil pour raconter des histoires de cyclisme en les enjolivant pour que chacun ait le beau rôle. Il n'avait pas son pareil pour innover. Il fut le premier en effet à introduire une firme japonaise dans le cyclisme (Hoover en 71), le premier à introduire une firme américaine dans le cyclisme (Skil en 83), le premier à faire connaitre le cyclisme à Bernard Tapie et une heure avant de nous quitter pour toujours il avait fait embaucher par une équipe belge le premier professionnel sur route du Japon.
Sacré de Gri. Que sa voiture va parâtre vide cette saison derrière le peloton.
NB : Jean-Paul Brouchon, né le 15 septembre 1938 à Paris et mort le 16 juin 2011 à Issy-les-Moulineaux, est un journaliste sportif français.
Amoureux de cyclisme, il a couvert 44 éditions du Tour de France (dont 31 à moto), principalement pour la radio à l'OCORA (Office de coopération radiophonique) 1967-1968 (France Inter, puis France Info). En 1968, il a couvert les jeux olympiques de Grenoble pour l'ORTF2. Il est à l'origine du Multiplex, émission consacrée au football, devenu depuis un genre à part entière. Il entre à France Info à sa création (en 1987), il en devient rédacteur en chef en 1992.
Ces activités, dans les médias de l'audio-visuel, trouvent leur prolongement dans la participation régulière de Jean-Paul Brouchon à la presse magazine sportive. Il a en particulier livré de nombreuses chroniques au mensuel Miroir du cyclisme, au cours des années 1980. Il démissionne de Radio France en 2003. Il a été récompensé par le Prix Henri-Desgrange, le Prix Pierre-Chany, le Prix du Sénat (à 2 reprises), et le Micro d'Or (à 2 reprises).