Lucien Bodard, né à Chongqing en Chine le 9 janvier 1914 et mort à Paris le 2 mars 1998, est un reporter et un romancier reconnu de la deuxième moitié du XXe siècle.
Fils du consul de France à Shanghai, il a été dès son enfance, plongé dans lesévénements qui ont sécoué l’Asie dans les années 1920-1940. Cette connaissance profonde de la réalité asiatique sur le terrain lui a permis de jeter un regard incisif sur le premier conflit indochinois qu'il a couvert en tant que correspondant de presse.
Dans les "Plaisirs de l'Hexagone", paru en 1971, tantôt avec un œil froid d'ethnologue, tantôt avec le sourire d'un humoriste féroce ou la colère d'un grand polémiste, il s'intéresse à la France qu'il a retrouvée mais qu'il n'a pas reconnue. Il y enquête sur les plaisirs des français : le Casino de Paris, le Palais Royal d'Edwige Feuillère, le Tour de France, le rugby, le football, Madame Soleil.... et même ce prodigieux spectacle que furent les obsèques du Général de Gaulle, telles qu'il les avait conçues.
Et puis, il évoque Jean de Gribaldy, et sa "personnalité extraordinaire", alors que Lucien Bodard suit ce 5 juillet la 9e étape du Tour 1970 qui màªne à Mulhouse, et qui verra le danois Mogens Frey et Joaquim Agostinho, qui appartiennent pourtant tous les deux à l'équipe Frimatic de Jean, méchamment se frotter lors du sprint final...
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A Mulhouse.
Deux molosses de la même écurie fonçant vers la victoire. La meute du peloton les traque, se rapprochant seconde par seconde. C'est le moment suprême où tout se joue. Mais les molosses, tout en tenant tête à la horde, s'entre-déchirent. Tout cela sous l’œil du bon papa, du maître de l'écurie qui tente de calmer ses bêtes, lesquelles se ruent ensemble vers la ligne d'arrivée, tout en s'agrippant pour se faire reculer mutuellement.
Telle a été la scène de la fin d'étape à Mulhouse. Les deux champions de l'équipe de Gribaldy sont également deux forces de la nature, deux bulldozers au mufle de bouledogue, aux mollets qui se gonflent comme des ballons pendant l'effort. Deux primitifs. L'un est une sorte d'ours septentrional, un Danois, du nom d'Arie Mogens Frey, l'autre un gorille méridional, un Portugais, du nom de Joaquim Agostinho. Tous deux sont des blocs taillés dans la masse. Le nordique, évidemment, est une masse blanche et blonde ; l'homme du Midi est un bloc de granit sombre. Ils se disputent tout. L'argent, la gloire, la course, et même l'affection de leur patron, M. de Gribaldy, l'ancien coureur.
Imaginez les Vosges noyées de nuages et de crachin. Sur la montée du col de la Schlucht, un homme seul, en avant des autres, pédalant avec une puissance forcenée et calme. Dans la folie de l'effort, il est comme immobile sur son vélo qui fait du 60 à l'heure. Une image blanche. Et derrière, le rattrapant, une courbe noire, noueuse et formidable mais tressautant et se dandinant. Il s'agit de Mogens Frey qui voit déboucher sur lui, Agostinho son coéquipier venu le "chercher"- cela ne se fait pas, selon les règles du cyclisme. Mais Agostinho ne connait pas les subtilités, il fonce.
Scène coquasse après la descente vertigineuse, dans les derniers kilomètres de plaine d'Alsace. Le peloton derrière se rapproche, se lève à la façon d’un cobra prêt à engloutir. Agostinho pédale avec une force herculéenne, comme un forgeron battant l'enclume. Mais Mogens Frey, le Danois, reste dans son sillage. Il refuse de prendre la relève, il préfère la catastrophe à la victoire d'Agostinho ou partagée avec Agostinho. De Gribaldy, dans sa voiture de directeur sportif, chargée de vélos renversés, fonce à travers les motards vers ses deux hommes, pour leur crier dans le vent et la pluie d'y aller. Il fait des gestes précis et impératifs. Il est à son volant, avec l'allure d'un homme de sport, d'un homme d'affaires, avec aussi la touche d'un vétéran cycliste venu à l'élégance : cheveux argent, lunettes noires, un veston de daim, un visage brun aux yeux bleus, à la fois cintré et effilé.
A travers les bourrasques, il crie des mots à ses deux hommes qui pédalent. Mots de commandement et de persuasion : toute la gamme. Il fait des gestes brefs pour les souligner.
De Gribaldy revient une fois, deux fois, trois fois, quatre fois vers ses coureurs. C'est à peine si Mogens Frey prend une fois la relève d'Agostinho pendant que le peloton arrive. Il y a devant nous toutes les fureurs à la fois pendant que les deux hommes, échappant de quelques mètres au peloton, près de l'arrivée, continuent à se bousculer entre eux.
Quelle est l'explication de tout cela ? La clé c'est le personnage très extraordinaire de M. de Gribaldy. Sa conception du monde des plaisirs, des sports et surtout du cyclisme. Ancien coureur, il a mis son premier argent, à Besançon, dans un magasin de cyclisme qui est devenu un building de quatre étages où il vend de tout. Depuis vingt ans, les affaires l'empêchent de courir, mais il fait courir.
Il est aussi sympathique que "mariole". S'il existait une société de l'encouragement de la race cycliste, il en serait le président. Il a cela dans le sang : l'élevage des coureurs. D'abord par plaisir. Et puis cela peut lui faire de la publicité. M. de Gribaldy est moderne. Il mène tout cela à force de pif, à force d'intelligence, à force de savoir miser sur les hommes. Car, évidemment, ses moyens financiers sont limités par rapport aux énormes firmes qui entretiennent une équipe. Avec lui, tout est mêlé, même la philanthropie. Tout est bon. On l'aime. Et puis on sait qu'il est retors. Il met dans le coup avec lui une firme, une de celles qui ne veulent pas "casquer" aussi gros que Faemino et Peugeot. Cette fois il a avec lui une firme de réfrigérateurs. Mais surtout il y met son "pognon". Il dit "Je préfère employer mon argent à voir une équipe plutôt que de le donner aux impôts. Qu'est-ce qu'on fait avec les impôts ? Moi, la bombe de Mururoa, ça ne m'épate pas".
Donc, de Gribaldy est à la fois directeur, codirecteur et directeur sportif. Il suit le Tour grâce à son avion. Il pilote évidemment. Et puis de Gribaldy va à ses affaires par avion. Il apparait au Tour, il en repart, il est nulle part. Il règle tout. C'est du vif argent. Tout cela n'est possible pour de Gribaldy que s'il gagne des courses. Il lui faut des coureurs. Pour le gros de la troupe il prend des Français, des types dont on ne veut plus ailleurs parce qu'ils ont eu des ennuis ou qu'ils ont un sale caractère. A ceux-là il dit : "Si tu veux je te fais un petit contrat, tu resteras dans le métier".
Là, c'est son côté bon Samaritain. Ses as, il ne peut se les payer sur le marché des grandes étoiles. Il lui faut donc les découvrir lui- même. Pas en France, car il n'y a pas de jeunes à fortes natures. Agostinho, il l'a piqué au Brésil. Car ce Portugais avait fait une échappée pas croyable de 200 ou de 300 kilomètres dans une course autour de l'Etat de Sao Paulo. Course impossible dans la chaleur et le mato.
Quant à Mogens Frey : histoire un peu similaire. Lui, de Gribaldy l'a piqué en France même. Champion du monde amateur à Mexico, à son retour en Europe il échoue en France où personne ne voulait de lui comme professionnel. De Gribaldy le récupéra, le fourra avec Agostinho dans sa propre maison de Besançon où l'un et l'autre se découvrent une famille, se disputent l'affection du patron. En course, cela devient de la haine.
D'autant plus que sur la ligne de départ, à Sarrelouis, de Gribaldy, qui généralement n'emberlificote pas ses coureurs avec des conseils, avait glissé tout bas à Mogens Frey : "A cent kilomètres de l'arrivée, tu pars". Quelques instants après, il avait glissé tout bas à Agostinho : "Tu partiras aussi". C'est ainsi que les deux hommes sont partis l'un et l'autre, chacun croyant qu'il serait seul à partir.
D'où le drame. Mais de Gribaldy est en train de réparer la casse au sein de son équipe. De toute façon, lui, il a gagné. Il a, à la fois, un premier et un second. On déclasse un homme au profit de l'autre. Pour de Gribaldy, ce n'est pas tellement important. Le vrai phénomène du cyclisme, c'est de Gribaldy.
Il ose au lieu de piétiner.
PS :
Cliquez ici pour connaitre les détails de cette fameuse 5e étape du Tour de France 1970
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