Il nous faisait penser à ces matous qui ronronnent près du radiateur, apparemment étrangers au va-et-vient de la maison, mais s’évadant à la première occasion pour s’en aller chasser, solitaires, dans les forêts environnantes et plus lointaines.
Ce « Vicomte » était un vagabond de bonne souche. Au vrai, il était marquis, issu de la branche ainée des Broglie, mais il se moquait de cet archaïsme autant que de sa première roue libre et se plaisait à nourrir des idées anticonformistes, de celles qui ne germent pas sur les arbres généalogiques. Il était une sorte de doux anarchiste, improvisateur, venu de loin mais revenu de rien. Il s’obstinait à bâtir des équipes depuis plus de vingt ans et à découvrir des jeunes talents comme on dit, à seule fin d’assouvir sa passion pour le cyclisme et pour « rendre sa vie plus intéressante » selon sa formule. Autrement dit, pour prolonger sa jeunesse en restant parmi les jeunes.
Comme tous ses pareils, ce matou, qui n’était pas d’appartement, retombait toujours sur ses pattes. La vie sous l’occupation et dans l’immédiat après-guerre lui avait appris toute à la fois la débrouillardise et la méfiance. Inattendu dans ses initiatives, audacieux dans ses projets, il devenait prudent et matois dans la pratique. On pouvait le rencontrer dans tous les milieux, tantôt dans la nuit parisienne en compagnie de ses potes Johnny Hallyday ou Jean-Marie Rivière ; tantôt dans un service des courses, une paire de roue à la main ; parfois sur un terrain d’aviation o๠il venait de poser son « coucou » ; et le plus sur la route, où sa vie s’est brisée.
En toute circonstance, il restait disponible et disert, facétieux aussi, sans jamais relâcher sa vigilance cependant. S’élevant contre « les grosses boites qui souhaitent sa faillite », contre « les directeurs sportifs qui lui piquaient ses coureurs pour les lui rendre méconnaissables deux ans plus tard » ou contre la Fédération qui boycottait son ressortissant lors des sélections nationales ! Son mal de la persécution était feint beaucoup plus que réel et le temps de la vindicte ou de la publicité écoulé, il changeait de sujet aussitôt. Pour apprendre à l’auditoire qu’il était en train de créer un nouveau groupe destiné aux jeunes ou pour annoncer la proche naissance d’un futur champion.
Ainsi s’en fut-il un jour en Amérique du Sud pour y recruter un coureur portugais, rescapé de la guerre d’Angola, du nom de Joaquim Agostinho. Lequel prit le départ du Championnat du Monde des professionnels en 1968 et cassa la baraque aussitôt le départ donné, alors qu’il était toujours amateur : encore un tour de passe-passe du Vicomte ! Plus tard, il s’installa aux commandes de son avion personnel pour aller convaincre un coureur irlandais de venir sur le Continent. Il s’agissait d’un certain Sean Kelly, vous connaissez ?
Plus près de nous, il recruta Joël Pelier et favorisa l'éclosion d'un routier de Zurich, un français nommé Leclercq, qui allait devenir champion de France. Sans omettre ses autres et très nombreuses "trouvailles", de Jean-Marie Grezet à Eric Caritoux en passant par Jorg Müller.
Et quand l'un des siens parvenait à battre l'armada des "grandes formations", il jubilait, affirmant toutefois qu'il devait s'attendre à des retours de bâton. C'était pour lui l'occasion de rappeler "qu'il se méfiait de la médecine et des soigneurs", qu'il détestait voir se présenter un coureur "porteur d'une grosse valise", un signe d'embourgeoisement selon lui, et qu'il était contre la présence d'un poste de télévision dans les chambres de coureur, o๠devait régner le calme le plus absolu.
Dans sa quête d'émotions et dans le cheminement de ses affaires, celles-ci embrouillées en apparence seulement - et uniquement pour les autres- Jean de Gribaldy restait un fidèle : à sa vocation, à ses amis, à Besançon, à la Suisse, qu’il aimait bien, et à lui-même. Il ne sera plus là pour réinventer avec Raphaël Géminiani le duo de Raimu et Charpin, plus là pour signer en grande pompe, à l’Auberge basquede la rue de Verneuil, un contrat avec le coureur prodigue canadien d’origine belge, Maturin de Bottechel, né dans l’imagination d’un journaliste et incarné par un carabin du VIe arrondissement !
La disparition brutale de l’ami Jean, porté en terre bisontine cet après-midi, ne laisse pas un vide mais bien un gouffre dont on ne devine qu’il ne sera pas comblé de sitôt : la disponibilité, la compétence et l’amitié, rassemblées en un seul être, cela ne se remplace pas si facilement voyez-vous.
Adieu le Vicomte, on pensera souvent à toi.
NP : Pierre Chany (1922-1996), journaliste sportif spécialisé dans le cyclisme. Il a couvert une cinquantaine de Tour de France et fut l'une des meilleures plumes du quotidien sportif L'Equipe.